Une semaine, c'est le temps qu'il nous faut pour installer notre expérience et faire tous les alignements. Sur le principe, c'est assez basique :
- dans chaque télescope, on place une fibre optique au foyer
- à l'autre bout des deux fibres, on mélange les faisceaux collectés par chaque télescope.
Et voilà ! Sauf que dans la pratique, c'est un peu (beaucoup) plus compliqué. Alors on y va, étape par étape, de l'étoile jusqu'à notre détecteur. Accrochez-vous, on y va…
Injection au niveau de chaque télescope
Le réseau CHARA comporte six télescopes. Nous en utilisons deux dans notre expérience : Sud1 et Sud2. Le miroir primaire fait 1 m de diamètre, ce qui en fait tout de même de beaux bébés, comparés à mon Celestron C8 de 20 cm de diamètre.
La monture du télescope est de type Alt-Azimutale. Ça signifie que la fourche qui supporte le télescope peut tourner horizontalement, et le télescope peut s'incliner d'avant en arrière pour changer la hauteur. Si vous faites de la photo astro, vous savez que ce type de monture entraîne une rotation du champ au fil de la nuit, ce qui est problématique pour les longues poses. Ici, aucun soucis, on ne fait pas d'images des étoiles, mais on collecte juste la lumière de l'étoile.
Voici un schéma du télescope :
On va prendre un peu de temps pour regarder le trajet de la lumière. Le télescope collecte donc un « tube » de lumière en provenance de l'étoile, d'un mètre de diamètre. Le miroir primaire est parabolique, et renvoie le faisceau sur un miroir secondaire, tout en haut. Après ce miroir, on se retrouve avec un faisceau collimaté de 12,5 cm de diamètre. La lumière redescend alors vers le miroir tertiaire, incliné de 45 degrés, et qui renvoie le faisceau sur le côté. On est donc à mi-chemin entre une architecture Newton et une architecture Cassegrain (sauf qu'il n'y a pas de foyer puisque le faisceau est collimaté). Le faisceau qui part à l'horizontale frappe ensuite un miroir déformable. Les télescopes sont équipés de systèmes d'optique adaptative, qui permettent d'annuler en temps réel la turbulence atmosphérique. Si vous regardez bien le faisceau qui redescend de ce miroir déformable, une partie est prélevée grâce à des lames semi-transparentes. Cette partie prélevée est analysée pour remonter aux distorsions de l'onde lumineuse dues à l'atmosphère, et ça permet d'appliquer les distorsions inverses au miroir déformable pour les compenser. Et ça, 440 fois par seconde ! La majorité du faisceau passe à travers le lame semi-transparente, pour ensuite redescendre aux étages inférieurs grâce à d'autres miroirs pour acheminer le faisceau vers la station de recombinaison à 200m de là (en passant dans des tubes sous vide).
Pour notre manip, on intercepte le faisceau descendant avec un miroir parabolique (et on a intérêt à bien positionner ce miroir parabolique, mais nos procédures d'alignement commencent à être au point). Comme c'est un miroir parabolique, et pas un miroir plan, le faisceau commence à focaliser. On ajoute alors sur le trajet de la lumière un miroir orientable (piloté par ordinateur), qui va réfléchir la lumière en direction de notre fibre optique collectrice. Et c'est là qu'il faut placer la fibre optique exactement à l'endroit où la lumière focalise. Le cœur de la fibre faisant environ 8 μm (8 millièmes de mm), autant vous dire qu'il faut bien viser. Heureusement, le miroir orientable nous permet de balayer très précisément, et la fibre est montée aussi sur un moteur permettant de la déplacer le long de l'axe du faisceau avec une résolution bien inférieure au micron.
On a mis en place ce qu'il faut pour que toutes ces opérations puissent être faites à distance depuis le labo de recombinaison des faisceaux. Pas question de se taper 200 m à pied chaque fois qu'il faut régler à nouveau l'injection dans la fibre optique (ce qui arrive plusieurs fois par nuit lors des expériences).
De manière bien plus concrète, voici ce que ça donne en réalité :
et on a donc ce montage dans chacun des deux télescopes Sud1 et Sud2.
Propagation de la lumière dans les fibres optiques
Sur cette mission, on n'a pas grand chose à faire. Les fibres ont été posées lors d'une précédente mission en 2019. On a donc deux fois 240 m de fibre posées à même le sol, qui traversent la forêt jusqu'à la station de recombinaison des faisceaux. Elles sont protégées du mieux possible, mais sur une telle distance, elles sont soumises à des fluctuations de température, à des vibrations…
Voici une petite photo des fibres posées sur le sol. Les fibres sont dans une gaine de protection en plastique, puis dans une gaine en inox (imaginez un flexible de douche de 240m de long :-)). Et enfin on met ça dans des tubes de mousses, puis de grosses protections en plastique. Avouez qu'on a fait des efforts pour protéger nos fibres ! Au fond on voit le télescope Sud1, et le tuyau sous vide qui sert habituellement à transporter le faisceau lumineux (mais je vous rappelle que dans notre cas, on passe par les fibres optiques plutôt que par les tuyaux, ce qui nous permet potentiellement de transporter sur de bien plus grandes distances)
Les lignes à retard
Ça va vous paraître dingue, mais pour que les interférences puissent avoir lieu, il faut que les faisceaux collectés par les deux télescopes aient parcouru la même distance, à quelques dizaines de nanomètre près (millionièmes de mm). Et comme on a quasiment toujours un télescope plus près de l'étoile par rapport à l'autre (typiquement quelques mètres), il va falloir « retarder » la lumière collectée par le télescope le plus près pour qu'elle arrive exactement en même temps que celle collectée par le télescope un peu en arrière. Et c'est avec des lignes à retard qu'on fait ça.
Sur le principe, rien de bien compliqué. Une ligne à retard, c'est simplement un miroir posé un peu plus loin, et on envoie la lumière dessus pour qu'elle fasse un aller-retour, histoire de perdre du temps par rapport à la lumière arrivant de l'autre télescope. Sauf que là où ça se complique, c'est que la Terre tourne (si si, même qu'elle n'est pas plate !), et que donc l'étoile bouge dans le ciel, et donc le retard à compenser change en permanence. C'est pour cela que le miroir de la ligne à retard doit être placé sur un chariot qui doit se déplacer pour compenser en temps réel la différence de trajet de la lumière entre les deux télescopes.
Eh bien je peux vous assurer que les lignes à retard de CHARA sont un véritable bijou ! Six chariots (car six télescopes) sur des rails, qui se déplacent avec une exactitude de dingue. La position à chaque instant de chacun des chariots est connue à quelques dizaines de nanomètres près (tout ça est mesuré par des lasers de métrologie). C'est magnifique de les voir bouger !
Revenons à nos fibres lors de leur arrivée dans les lignes à retard. Il faut collimater le faisceau qui sort de chaque fibre (avec des miroirs paraboliques recouverts d'une couche d'or pour avoir une réflectivité maximale), et viser les miroirs qui se trouvent à plusieurs dizaines de mètres… pour que le faisceau retour reviennent dans d'autres fibres dont le diamètre fait 8 μm toujours. Autant vous dire qu'il faut bien viser :-) Heureusement, nos modules sont adaptés, et on a maintenant une procédure d'alignement bien huilée (ça n'a pas été forcément simple au début !).
Et voici une photo des lignes à retard, avec en bas les arrivées de nos fibres optiques et les modules qui servent à viser les miroirs, qui eux sont tout au fond des lignes à retard, à environ 50 m. . J'ai ajouté en jaune le trajet de la lumière pour que vous puissiez avoir une idée
Après quelques essais un peu compliqués lors de la dernière mission en novembre 2021, on a bien pris le coup de main pour réglér ça, et surtout on a rédigé une procédure pour ne pas oublier comment faire :)
Détection des interférences
On y est presque. On se retrouve donc avec deux faisceaux qui vont vers le bas sur la photo précédente, et qui normalement ont suivi exactement le même trajet si les chariots font bien leur travail.
Il ne nous reste plus qu'à réinjecter ces deux faisceaux dans deux fibres optiques, puis à les mélanger pour obtenir les interférences (en toute rigueur, il faut allonger puis rétrécir périodiquement une des deux fibres pour faire apparaître les interférences au cours du temps, mais je ne vais pas entrer dans les détails).
On termine donc ce roman photo de notre manip avec Julie, notre doctorante, qui aligne les modules permettant de réinjecter la lumière dans les fibres optiques avant le mélange interférométrique et la détection des interférences (j'ai matérialisé les deux faisceaux en jaune). Ah oui, j'ai oublié de vous dire, on a utilisé des micro-casques avec réducteur de bruit pour travailler ensemble (avec WhatsApp) quel que soit l'endroit sur le site de l'observatoire où on se trouve. Super pratique quand on est répartis entre les différents télescopes et le labo, et qu'il faut se coordonner pour les réglages !
Le mot de la fin
vous l'aurez compris, au fil des missions, la manip devient plutôt imposante, avec pas mal d'alignements à réaliser avant de pouvoir passer sur le ciel. Heureusement on a avec nous des sources laser qui nous permettent de réaliser ces alignements. Mais ça prend tout de même du temps avant que tout ne soit prêt pour les nuits d'observation. La semaine n'est pas de trop pour faire tout ça !
Je ne suis pas trop entré dans les détails, mais un des objectifs de la mission est d'arriver à contrôler la longueur des fibres pour qu'elles ne varient pas de plus de la dizaine de nanomètres (dix milliardièmes de mètres). Pour ça, on utilise un laser de métrologie, mais je vous expliquerai ça sans doute dans un prochain billet, voire lors de la prochaine mission prévue en juin.
La manip est prête et alignée. Il reste maintenant à se confronter aux étoiles, et surtout à l'atmosphère, les vents d'altitude et les nuages, toujours prêts à venir perturber nos mesures ! La suite au prochain numéro…